je suis pas rassuré * ruvik le coincé

si tu croyais à toutes les bêtises que tu fais pour tes clients, si tu croyais au destin et aux prémonitions et que tu tirais sincèrement les cartes... tu aurais peut être pu prévoir les événements plutôt particuliers de la journée. malheureusement, en sceptique convaincu, pur et dur, tu es condamné à subir sans prévoir. tu met tranquillement ton costume gris habituel, la même chemise blanche que d'habitude et tu fais le nœud d'une cravate bleu ciel avec une insouciance déconcertante.

le soleil brille, les oiseaux chantent... les escrocs comme toi devraient sûrement finir en prison mais tu marche tranquillement vers l'agence en sifflotant. tu es persuadé que cette fois, tu vas passer une bonne journée sûrement remplie de travaux simples et sans prise de tête. tu as même élaboré une petite théorie personnelle un peu folle et peut être très audacieuse, mais tu l'assumes pleinement en visionnaire révolutionnaire : tu as peut être bien mérité d'être en sécurité et tranquille pendant au moins une journée. qu'est-ce qui aurait pu te faire gagner les faveurs du karma ? sûrement pas la triche, les combines et les entourloupes du quotidien. le chaton que tu nourris quand tu le vois sur le chemin du retour, peut être ?

en tout cas, la journée a bien démarré. la matinée est presque vide et te permet même de travailler sur ta page internet pour l'améliorer avec tes connaissances de la technologie plutôt limitées. même le temps de piquer une petite sieste lorsque le soleil éclaire la pièce si petite, rien que ça, et tu te sens comme un roi. quelques clients désespérés, la routine qui se règle en quelques conseils de vie avisés. tu ne te foules même pas, à quoi bon ? les factures viennent d'être payées et ce n'est pas comme si tu allais tomber un jour sur un vrai fantôme.


le cendrier se remplit progressivement et la journée suit son cours, sans interruption dans le programme, le très réputé "comment être peinard au moins 24 heures dans sa vie". tu as survécu jusque sept heures, l'heure de délivrance où tu peux rentrer chez toi et finir en beauté avec un bon repas. une telle sérénité, c'en est presque louche. le premier engrenage qui grippe dans la machine pourtant bien huilée, c'est la porte qui s'ouvre. oh non pas maintenant... allez, vite, enfile ton plus beau sourire commercial et aimable, celui avec lequel tu baisses la tête bien bas quand tu as des emmerdes. rajoute une esquisse de courbette, on est plus à ça près, et trouve les mots justes :

─ bienvenue à l'agence ! désolé mais... j'allais fermer, pourriez vous repasser demain ? nous ouvrons dès huit heures.

putain.

c'est qui ce gars ? bien sûr, que tu sais qui c'est. il est dans tous les journaux même s'il semble les fuir comme la peste et on retrouve souvent sa trogne sur les pages d'accueil des sites de news, peut être en partie car il est photogénique. sauf que sa jolie tête se retrouve dans ton agence. tu penses immédiatement à tout ce qui ne va pas : les cendres qui restent dans certains coins de la pièce depuis l'incident de la dernière fois, les petits grains de poussières qui persistent sur l'ordinateur et l'odeur de tabac présente après toute une journée enfermé ici... ça craint. mais tu es assez professionnel pour garder le même sourire commercial et espérer qu'il n'arrive pas à détecter ta gêne énorme. pendant quelques secondes, tu as peur que sa venue soit liée aux activités plus ou moins légales dans lesquelles tu as pu tremper il y a quelques années mais bien heureusement, le maire ne se déplace pas pour des troufions comme toi, au mieux un lieutenant de police.

mais s'il ne te connait pas pour ton casier judiciaire... est-ce qu'il te connait pas ta pub ? l'idée semble surréaliste mais c'est la seule qui émerge dans ton cerveau surchauffé. c'est même confirmé, lorsqu'il parle de laisser un bon gros chèque si tu bosses bien. ... c'est là, le vrai malaise. tu retombes toujours sur tes pattes, mais tu sais que dans le pire des cas, rien ne peut t'arriver de bien grave vu la clique de bras cassés qui viennent te voir régulièrement. lui, c'est pas une petite frappe et il aurait largement les moyens de t'exproprier toi et ton chat sur 50 générations.

alors tu serres un peu les fesses et les dents, et tu offres le siège réservé aux clients installé devant le bureau, avec quelques trémolos nerveux dans la voix qui font ressortir ton accent campagnard si détestable.

─ j'comprends, installez vous donc !

s'il y a bien une chose que tu as appris au cours de ta vie, c'est le bluff. et là, c'est le moment de tout donner, car maintenant que tu sue un peu moins tu penses à la poule aux oeufs d'or qui s'assied docilement. tu fais de même, derrière le bureau, et croise les bras avec ton meilleur air de faux médium presque crédible : sourcils froncés et épaules légèrement affaissées, comme écrasées par des secrets qui dépassent l'entendement des mortels.

─ je me doute que si vous êtes ici à cette heure, ce doit être plutôt grave ?

si tu n'es pas convaincant à une audition, on te dis qu'on te rappelle et au final rien ne se passe et on mange des pâtes sans sauce pendant un petit moment. là, si tu n'es pas assez convaincant, ... tu ne sais pas, peut être que tu recevras en courrier recommandé un avis d'expulsion. ou la visite à l'agence d'un agent du fisc qui sait très bien que les cigarettes ne rentrent pas dans les frais de société. c'est établi, tu risques gros, mais tu peux aussi gagner gros, ce soir, alors c'est le moment de sortir le grand jeu, même s'il est encore trop occupé à examiner les lieux pour apercevoir ton regard résolu. c'est à votre goût, votre altesse ?

tu es presque tenté de t'excuser pour le ménage qui n'est pas fait aussi souvent qu'il le faudrait pour tenter de combler le silence car tu n'oses pas demander franchement. est-ce qu'il a un problème relationnel ? est-ce qu'il croit vraiment aux fantômes ? mais on te jette vite un os plus savoureux à mâcher que ces spéculations sans fondement.

─ j'ai l'impression d'être hanté, ou maudit par un spectre.

tu trouves ça un peu étonnant, qu'une tête pareille puisse penser que les fantômes existent. comme quoi, c'est vraiment pas une question d'intellect, car tu es sûr et certain qu'il te domine largement. tu ne sais pas ce qui le pousse à croire ça, mais tu réfléchis déjà à comment t'y prendre. en plusieurs séances, de préférence, pour ne pas recevoir qu'un chèque, en espérant qu'il ne soit pas trop pingre.


tu hoches la tête en connaisseur, comme si c'était un problème parfaitement normal et courant. (et ça l'est, pour toi, en quelque sorte.)

─ ... je vois. lorsque les gens meurent avec des sentiments trop violents comme de la colère ou de la tristesse, ils peuvent rester présents sur terre. lorsque c'est un sentiment général, cela se traduit par des petites choses innocentes au premier abord comme un ascenseur toujours en panne. parfois, ces ressentis sont dirigés vers une personne en particulier et cela peut se manifester de manière très variée. avoir toujours du linge qui déteint, ne jamais avec le bon compte quand on paie son ticket de bus... tout dépend des émotions du défunt.

le speech de base est pas mal, surtout lorsqu'il est prononcé avec un air aussi sérieux comme si tu étais sur une affaire de la plus haute importance, alors que tu penses déjà torcher ça en un ou deux tours de passe passe et quelques heures de séance de psy... heu non, en séance d'exorcisme bien sûr. maintenant, il est question de cibler le réel problème derrière cette histoire de malédiction et de fantôme.

─ qu'est-ce qui vous donne cette impression ? et depuis quand ? n'hésitez pas à mentionner les moindres détails, chaque petite chose peut avoir son importance lorsqu'il s'agit des spectres.

préparant la réponse, tu sors un stylo et rapproche ton calepin pour pouvoir prendre des notes. ces notes finissent en général dans la poubelle plutôt que dans les classeurs qui ornent l'armoire du bureau, mais pendant l'entretien retenir chaque détail compte. tu ne t'y connais pas tant que ça en psychologie mais tu sais que chaque chose peut être importante lors d'une psychanalyse. et pour que quelqu'un se dise qu'il est maudit, il a bien besoin de ça, à ton avis, maire prestigieux ou pas.

le plus dur, dans ce boulot, c'est de rester concentré et de trouver la bonne combine pour paraître compétent. mais heureusement, les clients ont envie d'y croire. ils s'y raccrochent car ils se racontent que tu vaux quelque chose et que tu n'es certainement pas un bien triste escroc qui rentre chez lui et reste seul devant la télé avec son chat sur ses genou. cela semble aussi être le cas du maire, alors tu te rassures un peu avant de vraiment te lancer. oui, il fait une tête un peu effrayante et il a bien plus de charisme que toi, mais ce n'est pas insurmontable ! tu es censé être en position de force, là, derrière ton bureau, comme si tu maîtrisais la situation alors qu'en face il semble perdu et évite ton regard.


─ je ne sais pas. j'en suis intimement persuadé. ce n'est pas simplement une impression.


ouais, il y croit dur comme fer. c'est bon pour les affaires, ça. c'est vraiment étonnant qu'il y croit à ce point car il semble vraiment intelligent. surement bien plus que toi, propre sur lui comme il est, il te fait penser à ces camarades de classe doués en sciences, les lunettes en moins. derrière toutes ces phrases courtes et vagues, tu sens qu'il se cache quelque chose de grave. personne de censé ne viendrait te voir volontairement, tu le sais très bien. tes sourcils restent froncés, mais plus par inquiétude que pour maintenir un semblant de concentration.

voir ainsi le maire... tu te demandes qui est le plus gêné, lui ou toi ? il rit nerveusement et semble avoir du mal à raconter son problème et même toi, tu ne sais pas quoi en faire, de son problème. forcément, la plupart des clients sont dans son cas, mais ça reste toujours délicat, de gérer le deuil, quand on se veut escroc. et pourtant, ça te fais toujours quelque chose. tu préférerais tellement un de ces hurluberlus qui veulent maudire un collègue ou cherchent des conseils pour trouver l'amour ou veulent simplement prendre des photos de fantômes dans des bâtiments abandonnés. ce serait vraiment plus simple.

il fait partie de cette majorité qui souffre d'un deuil douloureux et qui n'arrive pas à passer le cap et pense voir, entendre ou sentir le défunt dans leur vie de tous les jours. c'est courant, bien plus qu'on ne le croit, et toute la sauge et les boules de cristal du monde ne pourront jamais régler ce problème, tu le sais bien, au fond de toi. mais tu penses toujours au chèque à la fin de la séance. c'est moche, ouais. et un peu crade. mais il y a les factures, le bus, les courses, le vétérinaire pour Pon...

─ j'ai envie de vous aider, et je pense pouvoir le faire.

un demi-mensonge, c'est un peu moins terrible, non ? tu te racontes que c'est pour que l'on te crois plus facilement, mais face à quelqu'un qui vient de te parler de la mort d'un être proche, tu espères surtout que tu n'as commis qu'une moitié de saloperie. tu prends quelques notes rapide sur ton calepin d'une écriture illisible avant d'entrer dans le vif du sujet.

─ je ressentais une présence depuis votre arrivée, c'est donc cela... pour pouvoir tenter de communiquer avec le défunt, il me faudrait plus d'informations. pourriez vous m'en dire un peu plus ?

et oui, car en plus d'occasionnellement exploiter les esprits fragilisés, tu es une bien belle fouine obligée de poser tout un tas de questions beaucoup trop personnelles pour espérer réellement régler les problèmes que l'on te présente. mais ce n'est pas le moment d'avoir des remords, au contraire. s'il baisse sa garde tu pourrais peut être vraiment apporter une aide minime ? c'est tout de même intéressant, de savoir ce qui trouble le maire. ce n'est d'ailleurs pas vraiment lui, assis en face de toi, à tes yeux. Monsieur le maire, on le voit à la télé et on l'entend à la radio. ce type, c'est Ruvik Hunter, et c'est bien la première fois que tu poses tes yeux dessus.